Inde : « la mondialisation permet aussi la solidarité féminine »

Pooja Lal

Pays de la dot et des infanticides de petites filles, l’Inde est l’un des pays les plus dangereux pour les femmes, mais aussi un haut lieu de lutte féministe. Pooja Lal, intellectuelle et féministe indienne dénonce la lenteur du changement de mentalité des hommes.

Pooja Lal enseigne au Département des sciences politiques du Collège Gargi de l’Université de Delhi. Elle est spécialisée dans l’enseignement de la théorie politique, de la résolution des conflits et de la consolidation de la paix, ses recherches incluant notamment les droits fonciers en regard du genre et l’autonomisation des femmes à travers la représentation politique au niveau local. Elle a également travaillé en ONG sur les questions d’égalité femmes-hommes et est membre de l’Association des femmes universitaires de Delhi.

Suite à l’affaire Weinstein, la parole des femmes se libère un peu partout. Il y a cinq ans, une vague similaire avait submergé l’Inde, à la suite de l’agression atroce d’une jeune femme dans un bus à Delhi. Aujourd’hui, c’est un « mur de la honte » où sont placardés les noms des universitaires auteurs de harcèlement qui prend le relais. Mais Delhi reste la « capitale du viol ».

Est-ce difficile d’être une femme aujourd’hui en Inde? Y a-t-il de grandes différences entre les femmes éduquées des grandes villes indiennes et les femmes dans les villages? 

La constitution de l’Inde (art. 14) garantit l’égalité femmes/hommes. Mais un grand écart subsiste entre la théorie et la pratique. En Inde, donner naissance à une fille reste encore considéré aujourd’hui comme un fardeau parce que la plupart des familles doivent payer la dot quand leur fille se marie. Les préjugés sexistes sont profondément enracinés dans les structures familiales. Pour 1000 garçons nés, il n’y a que 914 filles. Malgré le diagnostic prénatal et la sévérité des lois sur l’avortement, le nombre de filles continue de diminuer. L’ironie de l’histoire est qu’en Inde, dans la religion hindoue, les femmes sont vénérées telles des déesses, alors que dans la réalité, le sexe féminin est totalement dévalorisé. Par exemple, en tant que femme en Inde, quand mes aînés me bénissent, ils disent toujours « suhagbati raho », ce qui signifie grosso modo que l’on souhaite à mon mari d’être toujours être en vie. Ainsi, en tant que femme, mon existence est subordonnée à celle de mon mari. La discrimination entre un homme et une femme reste très palpable dans la société indienne aujourd’hui. Le patriarcat domine encore dans tous les milieux sociaux, qu’ils soient ruraux ou urbains, avec des formes et des degrés variés d’oppression. Dans les sociétés rurales, en raison d’un manque d’éducation ou de sensibilisation, les problèmes ne sont pas mis en lumière. Les femmes y sont parfois violées, tuées et les filles restent souvent non désirées et peuvent être incitées à se suicider.

 

Une vie sans la menace de violence pour toutes et tous: ne laisser personne de côté

À l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le 25 novembre, Phumzile Mlambo-Ngcuka rappelle que la violence à l’égard des femmes et des filles n’est pas une réalité inéluctable et appelle sphère politique et société civile à soutenir l’adoption de lois protégeant tous les citoyens.

L’affaire Weinstein a-t-elle eu un écho en Inde ?

Le harcèlement sexuel est une forme grave d’assujettissement qui sévit depuis des décennies, mais en raison de l’impossibilité d’accéder au système institutionnel approprié, les victimes ne se manifestaient pas. La campagne #MeToo a le mérite d’introduire de la solidarité parmi les victimes d’agression sexuelle. En Inde, la campagne #MeToo s’accompagne d’une autre initiative, celle d’un « mur de la honte », une liste publique des universitaires et académiciens ayant déjà agressé sexuellement. Cette campagne me fait éprouver le plaisir momentané de me sentir solidaire de toutes ces femmes agressées et qui n’avaient jusqu’alors pas pu parler de leurs problèmes. Mais au-delà de la nécessité de « nommer et humilier », à laquelle je souscris totalement, reste le besoin de preuves afin de faire condamner les coupables. Le simple fait de nommer ne rendra pas justice aux victimes. Beaucoup réclament ainsi maintenant une procédure juridique dédiée et simplifiée, car la reconnaissance de ces faits par le droit est souvent trop complexe. Comme le souligne l’avocate féministe Flavia Agnes: « Renforcer le mécanisme d’accès à la justice, c’est susciter la confiance dans la possibilité d’obtenir un procès équitable ».

Le traumatisme du viol collectif et de la mort d’une jeune étudiante dans un bus à Delhi en 2012 a-t-il permis de provoquer des changements politiques et sociétaux ?

Il y a cinq ans, le 16 décembre 2012 au soir, Nirbhaya (de son vrai nom Jyoti Singh), étudiante de 23 ans, a été battue, violée collectivement et torturée dans un bus de Delhi dans lequel elle voyageait avec une amie. Les assaillants ont ensuite jeté les deux victimes du bus alors qu’il roulait. Cet incident a provoqué d’immenses protestations publiques contre l’incapacité du gouvernement à assurer la sécurité des femmes. Nirbhaya se trouvait alors dans un état critique car ses agresseurs lui avaient inséré une barre de fer rouillée dans les parties génitales ayant entraîné de sérieuses lésions. Après plusieurs interventions chirurgicales, le gouvernement indien a décidé d’envoyer Nirbhaya à Singapour pour des traitements médicaux plus poussés. Or le 27 décembre, son état devint très critique et elle mourut deux jours plus tard à Singapour. Après sa mort, des manifestations spontanées éclatèrent un peu partout en Inde – à Delhi, Kolkata, Chennai, Mumbai, etc. On voyait de nombreuses femmes y participer, arborant bougies et robes noires. Dès décembre 2012, la commission sur la justice dirigée par le juge Verma examina des modifications de la procédure pénale et suggéra des mesures visant à accélérer les procès et à infliger des peines plus sévères pour les infractions graves liées aux violences contre les femmes. La loi de 2013 portant modification du Code pénal indien fut amendée et de nouvelles sections du Code furent insérées concernant de nouvelles infractions, comme les attaques à l’acide, le harcèlement sexuel, le voyeurisme ou encore le harcèlement criminel. Il ne fait aucun doute que toutes les manifestations en réaction à l’affaire Nirbhaya ont entraîné une nouvelle législation bien plus sévère contre le harcèlement sexuel en Inde.

Est-ce que les conséquences de ce changement sont palpables ?

Au regard de l’affaire Nirbhaya, les lois elles ont changé, mais pas encore la mentalité des hommes. Delhi est toujours surnommée la « capitale indienne du viol ». Un récent rapport de Human Rights Watch montre que les victimes de viol font encore face à de nombreux obstacles dans leur recours en justice. Des lois sévères sont nécessaires, mais elles doivent surtout être. Dans de trop nombreux cas de viol, il n’y a même pas de procès verbal, première étape de l’enquête, établi au poste de police. Les femmes ne déposent même pas plainte, de peur d’être ostracisées, car la première question qui leur est posée est souvent de savoir ce qu’elles ont pu faire pour inciter un homme à les violer.

Pensez-vous qu’aujourd’hui nous observons une sorte de mondialisation de la lutte des femmes pour l’égalité? Et quel peut être le rôle des hommes dans cette perspective? 

La lutte des femmes pour l’égalité a une très longue histoire. On peut remonter à la Grèce et la Rome antiques. Mais c’est le mouvement de libération des femmes dans les années 70 qui a organisé et abordé de front la place et le rôle de celles-ci dans la société. Après l’émancipation politique, les mouvements féminins se concentrèrent sur les aspects sexuels de l’oppression. Puis les années 1990 permirent de mondialiser la solidarité féminine, ou « sororité », car bien des femmes s’aperçurent avec la globalisation de l’information que leurs problèmes étaient similaires au-delà des frontières. Quelques féministes commencèrent alors à assimiler les droits des femmes aux droits de l’homme.

La mondialisation permet ainsi la solidarité féminine bien au-delà des frontières nationales, parce que la lutte pour l’égalité est un enjeu global. La campagne #MeToo en est la parfaite illustration. Les différences se basant sur la biologie ne devraient être valables dans aucune société. Le soutien des hommes est fondamental pour aider les femmes à faire reconnaître leurs droits, et les revendications féministes devraient être inculquées aux hommes partout sur la planète.

Pensez-vous que les femmes indiennes ont des messages à adresser au reste du monde ? 

Les divisions sociales de la société indienne empêchent les femmes d’être complètement indépendantes. Malgré cela, on observe quelques femmes oser prendre la parole et travailler librement. En fait, le message me semblant important, c’est de dire aux femmes de ne jamais abandonner face à toutes les contraintes qui leur sont imposées. Évidemment, il faut beaucoup lutter pour que sa voix soit entendue, mais la cohérence est la clé, dans sa liberté de choix. Le soutien de l’État et l’évolution du droit sont essentiels, mais le plus important réside dans la volonté des femmes et leur zèle à permettre le changement, en résistant aux structures féodales, en éduquant les gens et en sensibilisant l’ensemble de la population à la solidarité et à la justice sociale.

Le débat sur le harcèlement sexuel peine à mobiliser au Parlement européen

Après l’affaire Weinstein et le mouvement mondial de dénonciation du harcèlement sexuel, le Parlement européen a débattu du sujet avant le vote d’une résolution appelant l’exécutif à réagir.

* L’Inde serait encore aujourd’hui le « 4e pays le plus dangereux » au monde pour les femmes, certaines estimations donnant le chiffre de 50 millions de femmes indiennes « disparues » sur trois générations.

Inscrivez-vous à notre newsletter

S'inscrire